Il existe en anglais une expression dont je
n'arrive pas à trouver une traduction satisfaisante : "To
connect the dots". Reconstituer une vision d'ensemble à partir
des différents éléments fractionnels dont on
dispose. Voici un article qui essaie donc de connecter les dots.
C'est une synthèse actuelle des idées de Joseph
Tainter, de limits
to growth et de Donella
Meadows.
Cette approche de dynamique des systèmes fait
ressortir une grille de lecture que je
trouve particulièrement pertinente pour "la
civilisation", "le développement". Cela relie
ressources, développement, économie et entropie
(notion physique entre énergie et complexité)
Article original ici : On
the cusp of collapse: Complexity, energy & the globalised economy
par David Korowicz
Les systèmes dont nous dépendons tous
pour nos transactions financières, pour notre nourriture, notre
carburant et autres moyens de subsistance sont si interdépendants
qu'ils est mieux de les considérer comme des facettes d'un système
global unique. La maintenance et l'exploitation de ce système
mondial exige beaucoup d'énergie et, parce que les coûts fixes
d’exploitation sont élevés, ce système n’est
seulement rentable que s'il opère à pleine capacité. En
conséquence, si son débit baisse parce que moins d'énergie est
disponible, il ne se contracte pas d’une manière douce et
contrôlable. Au contraire, il est sujet à un effondrement
catastrophique.
- L'éruption du volcan Eyjafjallajökull en Islande a conduit à la fermeture de trois lignes de production de BMW en Allemagne, à l'annulation d’opérations de chirurgie à Dublin, à des pertes d'emplois au Kenya, à des passagers bloqués dans le monde entier et à de sévères avertissements sur les effets que ces bouleversements aurait sur certaines économies déjà stressées.
- Pendant le blocus de dépôt de carburant au Royaume-Uni en 2000, les chaînes d'approvisionnement à flux tendu des supermarchés se sont interrompues et, comme les stocks fondaient, les étagères se sont immédiatement vidées. L'anxiété à ce sujet est montée à un point tel que le ministre de l’intérieur, Jack Straw, a accusé le blocus des camionneurs de "menacer la vie des autres et de mettre l'ensemble de l’économie et de la société à risque ».
- L'effondrement de Lehman Brothers a contribué à précipiter un bref gel dans le financement du commerce mondial dans le même temps que les banques avaient peur d'accepter les lettres de crédit des autres banques. [1]
Tout comme nous ne remarquons jamais le sol sous nos
pieds à moins que nous ne trébuchions, nous
n’entre-apercevons ces réseaux complexes d'inter-dépendances sur
lesquelles repose la vie moderne que lorsqu'une partie de ces réseaux
échoue. Lorsque la panne est corrigée, le rideau se referme et tout
revient à la normale. Cependant, c’est cette “normale”qui est
extraordinaire.
Nos vies quotidiennes sont dépendantes de la
cohérence de milliers d'interactions directes, qui sont elles-mêmes
dépendantes de milliards d’interactions entre des choses, des
entreprises, des institutions et des individus à travers le monde
entier. Suivons une seule piste, chaque matin, je prend un café près
de là où je travaille. La femme qui me sert n’a pas besoin de
savoir qui a ramassé les grains de cafés, qui a moulé le
polymère pour la cafetière, la façon dont le système municipal
livre l'eau au café, comment les grains ont fait leur voyage ou qui
a conçu la tasse. Le capitaine du navire qui a transporté les
grains de café n'avait pas connaissance de qui a fourni l'assurance
pour le crédit à l'exportation de l'expédition, qui a fait de
l'acier pour la coque, ou encore les étapes dans les processus
complexes qui lui permettent l'utilisation de la navigation par
satellite. Et le sidérurgiste ne doit pas connaître les pompes qui
ont servit pour la mine de minerai de fer, ou comment l'oxygène pour
le four a été raffinée.
Chaque café a des clients, comme moi, qui ne
peuvent acheter du café que parce que nous échangeons nos travaux à
travers le monde de façons qui dépendent de l'infrastructure des
systèmes informatiques globalisés, de transport et de la banque.
Les systèmes et la multitude d’entreprises dont ils dépendent ne
sont viables que parce qu'il y a des économies d'échelle. Notre
infrastructure mondiale requiert des millions d'utilisateurs à
travers le monde, le navire doit transporter plus que des grains de
café, et mon café a besoin de plus d'un seul client. La viabilité
de mon café du matin nécessite l’interactivité et les
efforts productif de l'économie mondialisée.
Penser de cette façon nous permet de voir que
l'économie mondiale, et donc notre civilisation, est un système
unique. La structure de ce système et sa dynamique sont donc
essentiels pour comprendre les implications des contraintes
écologiques et, en particulier pour cette analyse, du pic pétrolier.
[2] Voici certaines de ses caractéristiques principales.
La chorégraphie normalement transparente de l'économie mondiale s’organise d’elle-même. De par sa complexité, la compréhension, la conception et la gestion d'un tel système est bien au-delà de nos capacités. L'auto-organisation peut être une caractéristique de tout système adaptatif complexe, par opposition à «seulement» un système complexe comme par exemple, une montre. Les oiseaux ne se sont pas mis «d'accord» ensemble sur le fait que les formes en flèche font sens pour l’aérodynamique, et ensuite ils ne se mettent pas d’accord sur qui vole où. Chaque oiseau s'adapte simplement à son environnement local et suit le chemin du moindre effort, avec un certain sens inné de la volonté et la hiérarchie, et ce qui émerge est une macro-structure sans dessein intentionnel. De même, notre système global apparaît comme le résultat de chaque individu, entreprise et institution, avec leurs histoires communes et distinctives, jouant leur propre rôle dans leur propre créneau, et interagissant entre-eux par des canaux biologiques, culturels et structurels. L'auto-organisation nous rappelle que les gouvernements ne contrôlent pas leurs propres économies. Ni la société civile. Les secteurs financiers ou entrepreneuriaux ne contrôlent pas les économies dans lesquelles elles opèrent. Le fait qu'ils puissent détruire l'économie ne doit pas être considérée comme une preuve qu'ils peuvent la contrôler.
L'économie mondiale a une dynamique dépendante de la croissance.
Nous en sommes venus à considérer la croissance
économique continue comme normale , comme une partie de l'ordre
naturel des choses. Les récessions sont considérées comme une
aberration causée par la faiblesse humaine et institutionnelle, la
reprise de la croissance économique étant seulement une question de
temps. Toutefois, en termes historiques, la croissance économique
est un phénomène récent. Angus Maddison a estimé que le produit
intérieur brut mondial (PIB) a progressé de 0,32% par an entre 1500
et 1820; 0,94% (1820-1870); 2,12% (1870-1913); 1,82% (1913-1950);
4,9% (1950 - 1973); 3,17% (1973-2003), et 2,25% (1820-2003).[3] Nous
avons tendance à voir la croissance économique mondiale en termes
de changement. Nous pouvons l'observer à travers l’augmentation
des flux d'énergie et de ressources, l'augmentation de la
population, de la richesse matérielle, de la complexité et, tout
cela ayant comme proxy, le PIB. Cela pourrait être considéré sous
un autre angle. Nous pourrions dire que la croissance de l'économie
mondialisée a connu une phase remarquablement stable pendant les 150
dernières années. Par exemple, elle n'a pas grandi de façon
linéaire par un taux donné pour toute la période, elle n’a
pas baissé de façon exponentielle, oscillé périodiquement,
ou ne s’est pas retournée de manière chaotique. Ce que nous
voyons est une tendance à la croissance de quelques pour cent par
an, avec des fluctuations autour d'une bande très étroite. A ce
rythme de croissance, le système peut évoluer, sans surprise, à un
taux qui nous permet de nous adapter. La sensibilité ressentie par
les gouvernements et la société en général à de très petits
changements dans la croissance du PIB montre que nos systèmes sont
adaptés à une gamme étroite de variations. Sortir de cette gamme
peut provoquer des stress majeurs. Bien sûr, de petites différences
dans la croissance exponentielle globale peut avoir des effets
majeurs au cours du temps, mais ici, nous nous concentrons seulement
sur le problème de stabilité. Le processus de croissance lui-même
a beaucoup de stabilisateur intrinsèques : dans le comportement
humain, dans la croissance de la population, dans la nécessité de
maintenir les infrastructures existantes et dans la réaction à la
pression entropique , dans la nécessité d'employer des personnes
déplacées par la technologie; dans la réponse à de nouveaux
problèmes, et dans la nécessité de rembourser la dette qui
constitue le fondement de notre système économique.
La complexité de l'économie mondiale croit.
La complexité peut être mesurée de plusieurs
façons - comme le nombre de connexions entre les personnes et les
institutions, l'intensité des réseaux hiérarchiques, le nombre
d'items distincts produits et l'étendue des chaînes
d'approvisionnement nécessaires à leur production, le nombre de
professions spécialisées, la quantité d'effort requis pour gérer
les systèmes, la quantité d'informations disponibles et les flux
d'énergie nécessaires pour les maintenir. Par toutes ces mesures,
la croissance économique a été associée à une complexité
croissante. [4]
En tant qu' espèce, nous avons eu à résoudre des
problèmes pour répondre à nos besoins fondamentaux, pour faire
face à l'anxiété vis a vis du statut social ou pour répondre aux
nouveaux défis posés par un environnement dynamique. Le problème à
résoudre peut être simple comme prendre le bus ou acheter du pain,
ou il peut être complexe, comme le développement d'une
infrastructure énergétique pour l’économie. Nous avons tendance
à exploiter les solutions les plus simples et les moins coûteuses
en premier. Nous ramassons d’abord les fruits les plus bas ou le
pétrole le plus facile à extraire en premier.
Au fur et à mesure que les problèmes sont
résolus les nouveaux problèmes ont tendance à exiger plus d'effort
et des solutions encore plus complexes.
Une solution est cadrée par un réseau de
contraintes. Une contrainte du système est définie par le tissu
opérationnel, comprenant les conditions données à tout moment et
le lieu qui supporte la fonctionnalité du système entier. Pour les
économies modernes développées cela inclut des marchés en
fonctionnement, une finance, une certaine stabilité monétaire, des
chaînes d'approvisionnement opérationnelles , des infrastructures
de transport, infrastructures numériques, de commande et de
contrôle, des services de santé, des infrastructures de recherche
et développement , des institutions de confiance et une stabilité
socio-politique. C'est ce que nous supposons avec désinvolture comme
ce qui existe et existera, et qui fournit les bases structurelles
pour tout projet que nous souhaitons développer. Nos solutions sont
également limitées par la connaissance et la culture, par les
énergies à disposition , les matériaux et ressources
économiques qui s'offrent à nous. La formation des solutions est
également façonnée par les interactions entre la myriade d'autres
agents interagissant, comme les personnes, les entreprises et les
institutions. Ceux-ci ajoutent à la complexité dynamique de
l'environnement dans lequel la solution est formée, et donc la
complexité croissante est susceptible d'être renforcée au
fur et à mesure que les éléments co-évoluent
ensemble.
En conséquence, le processus de croissance
économique et la complexité se renforcent mutuellement. La
croissance de la taille des réseaux d'échange, le tissu
opérationnel et l'efficience économique, tout fourni une base pour
une nouvelle croissance. La complexité croissante fourni la base
pour développer une intégration encore plus complexe. Dans
l'ensemble, comme le tissu opérationnel évolue en complexité, il
fournit la base pour construire des solutions encore plus complexes.
Les bénéfices nets d’une complexité croissante
sont soumis à une baisse des rendements marginaux - en d'autres
termes, le bénéfice de la complexité croissante est finalement
compensé par son coût. Un coût important est la destruction de
l'environnement et l'épuisement des ressources. Il y a aussi le coût
de la complexité elle-même. Nous pouvons voir cela dans les coûts
de gestion de systèmes plus complexes, et l'augmentation du coût du
processus de recherche et développement. [5] Lorsque l’accroissement
de la complexité commence à avoir un coût net, alors répondre à
de nouveaux problèmes par une complexité augmentant encore peut
n’être plus viable. Une économie s’enferme alors dans des
processus établis et des infrastructures, mais ne peut plus
répondre à des chocs ou s'adapter au changement. Pour
l'historien Joseph Tainter, c'est le contexte dans lequel les
civilisations anciennes se sont effondrées. [6]
- Here we are referring to the 95% drop in the Baltic Dry Shipping Index. Seehttp://www.globaleconomicanalysis.blogspot.com/2008/10/baltic-dry-shipping-collapses.html.
- Korowicz, D. (2010) Tipping Point: Near-term Systemic Implications of a Peak in Global Oil Production.www.feasta.org/Riskresilience/tipping_point.
- Maddison, A. (2007) Contours of the World Economy 1-2030AD. Page 81 Oxford Univ. Press.
- See Beinhocker, E. (2005) The Origin of Wealth: Evolution, Complexity, and the Radical Remaking of Economics. Rh Business Books.
- Jones, B. (2009) The Burden of knowledge and the Death of the Renaissance Man: Is Innovation Getting Harder? Review of Economic Studies 76(1).
- Tainter, J. (1988) The Collapse of Complex Societies. Cambridge University Press.
5 commentaires:
Bonjour,
je n'ai pas lu en détail ce billet, mais j'étais passé plusieurs fois sur votre blog, je l'ai enregistré en favori. Je tenais à dire que cette initiative d'articles 'to connect the dots' est vraiment bienvenue. Pour ce que j'en ai lu, j'ai l'impression que c'est le genre de texte que j'envisagerais d'écrire à mon directeur de thèse pour lui expliquer pourquoi j'ai déprimé pendant ma thèse et que ça s'est pas bien passé du tout (bon ça peut paraître bizarre, mais c'est une longue histoire). Le genre de chose aussi que j'aimerais expliquer simplement à mes parents pour leur faire comprendre pourquoi mes longues études ne serviront pas à grand chose. Bref, quoiqu'il en soit, je trouve très bien de pouvoir trouver ce genre de matériau dans la blogosphère française.
Pour ce que j'en avais vu précédemment, le blog en lui même est bien fourni et agréable, so keep up the good work !
Merci, pour le commentaire. Ca fait du bien de se dire que ça sert un peu de passer du temps à entretenir ce blog.
le même anonyme qui repasse... oui, je trouve bien dommage qu'il y ait si peu de commentaires. bon cela dit, il me semble que j'avais déjà lu l'article original en fait, ce qui ne change rien à l'importance de votre démarche ! je vais diffuser l'adresse du blog chez mes contacts, même si beaucoup s'en foutent malheureusement, mais ça pourra peut être en éveiller quelques-uns, je le trouve très pédagogique.
Allez, disons le franchement. 2 ans que je fais des recherches sur les causes de la crises. Des articles, j'en ai vu passer. Celui-ci ouvre le bal du bouquin "Fleeing Vesuvius". De tous les articles que j'ai lus, celui-ci est le plus important. Celui qui ne se sent pas agressé physiquement en le lisant (stress cardiovasculaire), n'a peu être pas bien saisi "la grande et horrifiante vérité" qu'il met en scène. Je ne vais pas dire que j'en fais des cauchemars, but now the question is "how to roll over it".
Ça me rappelle un article de magazine dans lequel l'auteur comparait le pétrole (sa place dans la société depuis le XIXe siècle) au shoot d'un drogué...
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